D.L.

D'entrée de jeu, j'ai eu l'impression que toute cette entreprise procédait d'une immense magouille. Une impression qui s'est confirmée dans le chapitre Épaves où les participants font allusion à un passé problématique de leur existence, et où les intervenants semblent exercer un contrôle sur ces inscrits, un contrôle au sens machiavélique. Malgré de rares situations où les KinElder, Andy Scott et leurs assistantes nous sont révélés sous des jours plus favorables, je suis restée sous l'impression d'un cerveau qui dirige cette expérience de symbiose dans des buts très éloignés des théories prétendument libératrices qu’elle enseigne. Le pouvoir financier est évoqué, mais ça reste flou. Que recèle cette fameuse marmite dont il est souvent question? Si tu devais raconter cette histoire à quelqu'un, de la façon la plus objective possible - disons, par une simple narration des faits?

 

N.C.

En résumé, c’est la chronique d’une session qui dure six mois dans une école de croissance personnelle.

Il s’agit d’un stage thérapeutique, mis sur pied par une équipe d’hommes et de femmes, la plupart des transgenres, s’étant eux-mêmes reconstruits pour accéder à une nouvelle liberté. Ce projet est chapeauté par une instance supérieure qui, en effet, reste indéfinie (on parle tantôt de mécénat, tantôt de subventions). Les inscrits (tous des hommes dans la jeune trentaine) seront recrutés moyennant un salaire hebdomadaire en échange duquel ils assisteront à des cours théoriques et mettront ceux-ci en pratique en s’investissant dans une série d’expériences. Tous sont appelés à explorer des parts intimes d’eux-mêmes, à confronter leurs secrets, leurs zones d’inconfort. Certains y parviennent au début, mais, d’une épreuve à l’autre, des crispations se font sentir. Plus la session avance, plus on assiste à des transformations chez les inscrits qui finissent par développer une obsession morbide de la réussite. La réussite ultime étant de se confronter à leur mort.

 

D.L.

À propos des personnages, on identifie les protagonistes (dirigeants et stagiaires) et aussi des lecteurs, ou observateurs, qui se joignent au réseau pour émettre des commentaires, souvent pour éclairer les situations, mais il reste des zones d’ombres que la forme de ces échanges, contrairement à une forme narrative, ne fait qu’esquisser. Par exemple, Jules et Grégoire ont-ils réellement été mis à la porte du stage? Quelque chose de louche s’est produit mais ça semble avoir été étouffé, genre un scandale, ou est-ce que ce sont simplement des allégations?

 

N.C.

On se débarrasse d’eux, à cause d’un scandale qui est mentionné à mots couverts. Dans Latence, Jules admet une attirance sexuelle vers Grégoire qui est dans la même situation que lui: père monoparental, inhibé dans ses émotions. Le tabou de la pédophilie peut s’entrevoir mais je n’ai pas voulu aller dans cette direction. Donc on n’entre pas dans les détails, mais la présence des fistons crée un malaise chez les responsables du projet. Jules et Grégoire ne sont pas les deux seuls à être ostracisés. Dès le commencement, Estève Forand et Roman Vaillancourt sont mis à l’écart en raison de leurs commentaires virulents contre la direction. Là aussi prudence est de mise: ils seront rémunérés en tant que «critiques». Façon pour l’administration de faire d’une pierre deux coups: on évite les représailles et on justifie les propos acerbes de ces adversaires en faisant semblant de les intégrer dans la famille. Dans Symbiose, ceux qui sont en haut ont le droit de nommer les choses. Mais si l’insectarium, la fusion, ces symboles de rapprochement des corps dans la confrontation de l’être et de ses tabous (inceste, sodomie) sont endossés au premier niveau par les inscrits, tout de suite une censure s’exerce, venant de la direction, qui, en se faisant, se trahit dans sa propre perversion.

 

D.L.

Pourquoi ces échanges sur un stage auquel nous n’avons accès que par la critique qui en est faite? On parle parfois du fameux Manuel du Moi, mais aucune citation de cet ouvrage, qu’on soupçonne assez loufoque, ne vient préciser sa pertinence dans des cours structurés, ou son ironie, même sa fumisterie? Plus globalement, la question serait: «Comment lire ce qui n’est pas écrit?»

 

N.C.

Ce Manuel du Moi, avec son huitième chapitre intitulé les Émois du Moi, dénote la naïveté du programme. Autant chez ceux qui l’ont rédigé que ceux qui le consultent. C’est le portrait d’une société qui pourrait être la nôtre en ce moment, avec des aspects subversifs qui la caractérisaient dans le passé, les collèges, les pensionnats. Il y a un œil, une vigilance invisible qui indispose les participants. Ils développent de l'intolérance face à une autorité coercitive qui leur est suggérée. Ils s'imaginent comme des cobayes, sous l'influence d'une drogue affirmative, ou en subissant la pression d'un jugement inarticulé lorsqu'ils sont invités à commenter leurs crimes anciens, assis dans un local désert, épreuve qui s'inspire de la torture chinoise de la chaise. C’est aussi le portrait collectif d’une jeune trentaine qui a évolué à travers des mutations technologiques, des percées significatives dans le monde du diagnostic du mal-être. Un questionnement sur l’anxiété existe depuis toujours, mais on assiste à un croisement des symptômes, tant du point de vue lexical que scientifique. On parle plus qu’avant du désir de l’individu de changer de sexe, cette option est devenue une réalité pour la plupart de ceux qui éprouvent, jeunes, une impossibilité de s’épanouir dans un corps qu’ils ne reconnaissent pas comme étant le leur. Mais ces projets d’existence, qui occupent beaucoup de place dans le développement psychique de l’être, ne sont pas la solution à tous les inconforts.

 

D.L.

Le thème principal, qui avait déjà été amorcé dans la filière de l’Ennemi, est le désir qui s’inscrit pour l’être contraire avec lequel on cohabite. Dans l’épreuve du Pugilat, on voit de violents duels s’organiser entre des amis (ou frères en partenariat) qui éprouvent des sentiments ambivalents, qui vont du désir de fusion jusqu’au désir d’extermination de l’autre. Par moments,  ils sont comme des gamins qui expérimentent des attouchements en faisant du sport. Mais ils semblent aussi prendre goût, comme Haroun, à un masochisme qui ne connaît pas de limite. C’est le début de l’itinéraire sur le chemin en Y, dont une des branches mène à l’Insectarium. Ou Incestarium?

 

N.C.

C’est une faute, (inceste mis pour insecte) que j’avais faite dans une rédaction, il y a longtemps. Je devais avoir onze ou douze ans. Le sujet imposé était un week-end de camping en famille. Chez nous, nous n’allions pas en camping. Ma mère avait horreur des maringouins. Le professeur m’avait simplement enlevé un point, s’étant contenté de corriger en rouge le mot erroné. Quand j’avais reçu ma copie, j’avais eu l’impression de voir le mot inceste raturé comme une éclaboussure de sang que laissent les maringouins qu’on écrase sur la peau. Je me suis toujours souvenu de cette image.

 

D.L.

Dans le dernier chapitre, on apprend que la plupart des protagonistes de cette histoire ont finalement «réussi» l’épreuve, c’est-à-dire qu’ils y ont laissé leur peau. Mais cette réussite est vraiment une apothéose, ce qu’ironiquement le stage promettait dans ses objectifs. Est-ce que ce devait être comme ça au départ?

 

N.C.

Non mais cette idée s’est imposée lorsque je me suis rendu compte que tous les personnages étaient attirés par la mort en tant qu’expérience vivante. Vers le début novembre, ils sont allés au Salon de la mort au Palais des Congrès, et se sont laissé séduire par l’hypothèse de réussir l’épreuve de la confrontation ultime. J’ai commencé Symbiose sans savoir la direction que prendrait ce récit. J’ai regardé filer les personnages, j’étais intéressé par leur arrogance première devant ce projet, une méfiance contraire à la souplesse avec laquelle ils se laissent appâter. Ils n’avaient pas honte de se lancer dans une reconstruction d’eux-mêmes en échange d’un salaire. Cette idée en rebutait quelques-uns. Ça me donnait pourtant une image assez précise de qui étaient ces jeunes hommes imaginatifs et cultivés comme Bastien, Xavier, ou Jay-Rémi et Phylondine, un peu engourdis dans leur ambivalence et leur solitude. Tous sont interpellés par leurs propres antagonistes: certains vivent leurs contradictions à bout portant, d'autres s'évertuent à les étouffer.

 

Pour répondre à la question plus globale «Comment lire ce qui n’est pas écrit?» je répondrais que dans n’importe quel texte une information passe toujours entre les lignes. Lorsqu’un manuel de dépannage de cent pages en quatre langues énonce comme première solution de vérifier si un appareil électronique est branché ou non, il est implicite que le fabricant prend une fraction de sa clientèle pour des idiots. Je donnerais l’exemple de Kinny Milton (KinElder). C’est mon personnage principal. Je ne le connais pas parfaitement au début, mais suffisamment pour savoir que c’est un profiteur, un obsédé sexuel, qu’il possède des abris fiscaux, que par sa force de persuasion il a entraîné Iona Marceau, Hélène Tremblay, Sarah Blouin, Georgina Geert (qui sont toutes intelligentes et honnêtes) dans ce projet visant à réunir de jeunes hommes pour assouvir ses compulsions tout en régnant sur eux. Ce n’est jamais dit au premier degré. On peut même penser au contraire qu’il est engagé dans un processus missionnaire et que ce sont les stagiaires qui sont amoureux de lui. C'est aussi ce que je croyais au début. Mais lorsque Kent et Nadir décident de mourir ensemble dans le bain rempli d’anguilles et que Kinny participe lui-même à la noyade, j'ai voulu qu'on voie l’homme détruit par la machine qu’il a lui-même élaborée. C'est à la lumière de sa mort qu'on finit par trouver la pièce manquante à l'écriture du personnage.

 

D.L.

Est-ce qu’on peut présumer qu’Andy et Jakob prendront le relais? Il y a quand même des survivants dans cette histoire. Georgina Geert retourne en Hollande avec les fusionnés Alex et Bastien, Guido continue de mener une existence douillette à Blainville, UrbanFakir, Iona, Héléna vont se trouver un nouvel emploi, sans parler de ceux qui se joignent à l’équipe en préparation d’un nouveau stage?

 

N.C.

Vers la fin, on observe de nouveaux personnages qui pourraient peut-être faire partie d’un nouveau récit, en écho à Symbiose. Il y a aussi une arrivée massive d’Asiatiques.  Le personnage de Chu a beaucoup précisé mon désir d’aller vers eux. Après l’Inde, j’aimerais bien sonder ce qui me plaît tant de la Chine et du Japon. La méchanceté nord-américaine me déprime. La pensée nocive et barbare des peuples autrefois réputés sanguinaires exerce une attirance chez moi tout en me plaçant dans une zone risquée. J’adore tremper dans des appropriations culturelles. Ce qui est défendu par la gauche bien pensante m’incite à nourrir mes personnages radicaux qui ont des comptes à régler avec la rectitude. Celle qui voudrait que tout se passe à merveille dans notre monde, qui souhaiterait blanchir ses propres crimes, redonner la santé au climat, ou croire en l’éternité des glaciers.

 

Propos recueillis par Dina Lopez.